BD et politique : Étienne Davodeau et Benoît Collombat au pays des barbouzes

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Avec son nouvel album, “Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Ve République publié chez Futuropolis, Étienne Davodeau a réalisé avec Benoît Collombat une œuvre politique et artistique majeure. Elle jette un regard cru sur les basses œuvres du SAC, milice au service du parti gaulliste au cours des premières décennies de la 5e République. Pour les jeunes générations, c’est aussi l’occasion de découvrir les terribles affaires (Renaud, Boulin, Auriol...) qui ont marqué ces années de plomb.

Sur la photo officielle réalisée par Jean-Marie Marcel, le général de Gaulle se tient debout dans la bibliothèque du palais de l’Élysée. Il porte la panoplie complète du chef de l’État (Grand-croix de la Légion d’honneur et collier de Grand Maître de l’Ordre de la Libération. Le regard est lointain, tourné sur la gauche. La main droite repose sur deux livres épais. C’est cette photo qu’Étienne Davodeau a utilisée (après avoir dû demander une autorisation officielle !) pour la couverture de son nouvel album, réalisé avec Benoît Collombat “Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Ve République publié chez Futuropolis. Un léger détail distingue pourtant le dessin qui sert de couverture à l’album de la photo : la tache de sang rouge qui éclabousse de Gaulle sur sa manche et le côté de son visage. Cette image très forte de la couverture donne le ton de cet album consacré à une face sombre – très sombre ! - de la vie politique française de 1975 à nos jours, c’est-à-dire après la mort du général de Gaulle. Mais l’époque porte l’empreinte de décisions et de choix politiques antérieurs. Étienne Davodeau qui, sur le terrain politique, avait consacré un remarquable album à son histoire familiale dans les Mauges : Les Mauvaises gens (chez Delcourt) et un autre aux affrontements de mars et avril 1950 à Brest : Un homme est mort (chez Futuropolis) s’attaque ici à la « grande » histoire nationale ou plutôt descend dans ses sombres sous-sols. Benoît Collombat, grand reporter à France Inter a publié des ouvrages sur la « Françafrique », le Rwanda, l’histoire secrète du patronat. Il est l’auteur de Un homme à abattre. Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin (chez Fayard). De leur rencontre est né cet album atypique, qui se présente comme une enquête (passionnante !) où les deux comparses vont à la rencontre des témoins encore vivants des affaires qu’ils évoquent ou de celles et ceux qui, aujourd’hui encore détiennent des informations capitales ou subissent les conséquences de ces affaires lointaines. Le livre est composé de quatre parties dont chacune est consacrée aux agissements des barbouzes de la république, en l’occurrence le SAC (officiellement simple association créée en 1960 par des fidèles du général de Gaulle, comme Jacques Foccart, Alexandre Sanguinetti ou Roger Frey pour « défendre sa pensée et son action ». Davodeau se met en scène avec son comparse dans des planches en noir et blanc où la finesse du trait, l’usage des nuances de gris, la variété des plans sur les visages, les décors à la fois simples et sophistiqués nous plongent littéralement au cœur de l’enquête. D’un point de vue graphique, c’est une réalisation remarquable qui en fait non seulement un ouvrage d’histoire et de journalisme d’investigation mais aussi une véritable œuvre d’art.

La première partie est consacrée à l’assassinat du juge Renaud à Lyon le 3 juillet 1975 à 2h42 du matin, en lien avec l’enquête du juge sur le hold-up de l’hôtel des postes de Strasbourg (butin de 11 millions de francs de l’époque). L’argent était destiné aux caisses secrètes du parti gaulliste. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque il n’y avait pas de financement public des partis politiques. Entre passé et présent, les deux Tintin vont enquêter à Lyon, sur les lieux du crime où rien ne le rappelle aujourd’hui. Ils y rencontrent un ancien journaliste (quelque peu étonné de la forme que doit prendre le livre), témoin privilégié de l’affaire, l’ancienne greffière du juge (qui préfère être appelée greffier et ne veut pas être dessinée telle qu’elle est aujourd’hui), un ancien du SRPJ qui nie le lien entre l’assassinat du juge et l’affaire de Strasbourg. Mais c’est un grand connaisseur du « milieu » très actif à Lyon. Les visites suivantes sont consacrées à François Colcombet, magistrat et homme politique, - un des fondateurs du syndicat de la magistrature qui jouera un rôle très important à la fin des années 1970 - et à une amie du juge Renaud qui est toujours restée fidèle à sa mémoire. L’enquête devient vraiment pittoresque avec l’interview d’Yves Boisset, auteur du célèbre film Le Juge Fayard dit le sheriff, directement inspiré de l’affaire. Les plus vieux se souviennent bien de la projection du film. Boisset avait été assigné à justice et avait dû supprimer toute référence au SAC dans le film. Du coup, chaque fois qu’il y avait un blanc, tous les spectateurs criaient SAC ! Les deux enquêteurs rencontrent ensuite le fils du juge Renaud qui se bat pour que la vérité soit enfin dévoilée, que la justice soit rendue et la mémoire de son père réhabilitée. Quant aux « petites mains » qui ont assassiné le juge, deux d’entre elles sont toujours vivantes mais peu loquaces… Il ne faut pas oublier que le juge Renaud a été le premier magistrat assassiné en France après la Libération. L’histoire a retenu les assassinats des juges Falcone et Borsellino en Italie mais la mémoire de l’affaire du juge Renaud est aujourd’hui perdue en France et l’album de Davodeau et Collombat vient la rafraîchir, en particulier aux plus jeunes, et les vertus pédagogiques de l’album sont incontestables.

La seconde partie de l’ouvrage est centrée sur l’histoire et les pratiques du SAC. Si cette organisation trouve ses origines dans la seconde guerre mondiale, la guerre froide et la guerre d’Algérie, elle s’est épanouie avec les « années de Gaulle » et bien longtemps après. L’enquête s’ouvre par une visite chez Paul Roux, le chef des renseignements généraux nommé par F. Mitterrand en 1981. À l’intérieur même de services aussi sensibles des gens haut placés étaient en étroite relation avec le SAC, voire en étaient directement membres. Il faudra attendre la tuerie d’Auriol en1981 et ses conséquences pour que la dissolution du SAC soit effective, en 1982. Question finance, les gros bras du SAC étaient utilisés comme briseurs de grèves par le patronat, contre rémunération, bien entendu. Une milice privée, donc. Sans parler de l’argent émanant de divers ministères. Le témoignage est tout à fait intéressant car P. Roux a été à la fois bien placé pour connaître les dessous peu reluisants et les magouilles des partis de droite mais aussi très limité dans son action car objet de méfiance et finalement écarté de ses fonctions. Le Sac se présente donc comme une sorte de superstructure mafieuse agissant en réseau et très difficile à démanteler. La tuerie d’Auriol mettra un terme, au moins apparent, à ses activités. Pour comprendre ce dramatique événement (des membres du SAC des Bouches du Rhône assassinent Jacques Massié, sa famille et même son chien – au cas où il aurait parlé ! – car ce dernier était soupçonné de vouloir se rallier au nouveau pouvoir). Pour bien comprendre cet épisode, il faut se souvenir que l’arrivée de F. Mitterrand au pouvoir en 1981 et la présence de quatre ministres communistes a déclenché chez les barbouzes de tout acabit une véritable paranoïa. La collectivisation était en marche et les chars russes aux portes de Paris… Si, si ! Une commission d’enquête sur les agissements du SAC de l’Assemblée nationale est mise en place. Seuls des députés de gauche y participent. Si la plupart des documents sont aujourd’hui accessibles, certains ne le seront qu’en 2058, en particulier ceux concernant les relations du SAC avec le gang des Lyonnais. L’analyse des documents issus de la commission d’enquête donne lieu à des planches savoureuses où E. Davodeau déploie l’humour dont il est coutumier. Bien sûr, personne ne sait rien n’a rien fait ni rien vu. La rencontre avec Alain Vivien, membre de la commission d’enquête permet d’évoquer un autre aspect des pouvoirs du SAC : son action au service de la Françafrique, sous l’égide puis dans l’ombre de Jacques Foccart. Ce dernier déclara, sans barguigner : « Je n’alimente pas de réseaux qui n’existent pas avec de l’argent que je ne gagne pas grâce à des sociétés qui ne sont pas ». On ne saurait être plus clair ! Ce qui ressort de ces épisodes c’est que ces réseaux de la Françafrique qui échappent à tout contrôle démocratique ont continué à prospérer sous Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande. La puissance d’un Bolloré en témoigne aujourd’hui. On reste cependant sur sa faim concernant les financements et les activités passées et présentes du SAC et de ses affidés. C’est toujours l’omerta.

Dans la troisième partie, nous en apprenons plus sur l’implantation du SAC et de ses différentes officines dans le monde du travail. Collombat et Davodeau sont reçus à Poissy par d’anciens syndicalistes de l’automobile. L’usine était truffée de mouchards et de nervis à la solde des patrons. Dissuasion musclée pour empêcher les ouvriers d’adhérer à un syndicat, menaces verbales et physiques, agressions, coups tordus, tout est bon pour discréditer et empêcher d’agir les ouvriers trop revendicatifs. Les distributions de tracts sont à haut risque. Malheureusement, cette situation renforce aussi les syndicalistes, en particulier CGT, dans le sentiment d’être dans une forteresse assiégée et alimente leur sectarisme. Les militants trotskistes qui ont essayé de s’implanter dans ces bastions en ont aussi fait les frais. C’est un chapitre particulièrement intéressant au moment où le discrédit des syndicats, même s’il a pris d’autres formes, en particulier à travers les attaques des médias dominants est tout aussi vivace.

Enfin, l’album se clôt par l’évocation de l’affaire Boulin, ce ministre du travail de Giscard retrouvé mort au petit matin dans quelques centimètres d’eau le 30 octobre 1979. L’enquête est confisquée par Bruno Chalret, procureur général qui empêchera toute recherche sérieuse d’indices matériels ainsi qu’une autopsie correcte pour accréditer auprès de la famille et du public la thèse du suicide. Dans Un homme à abattre Benoît Collombat reprend l’enquête dans ses moindres détails. Robert Boulin se savait menacé, en particulier par Jacques Chirac et ses amis à qui il faisait de l’ombre et avait pris contact avec des journalistes. Ce qu’il allait leur dire, on ne le saura jamais, vu qu’on l’a « suicidé » avant, non sans lui avoir asséné quelques coups de matraque auparavant, histoire de calmer ses ardeurs révélatrices. L’assistant parlementaire du suppléant de Boulin à l’Assemblée nationale a eu l’occasion de voir une partie des dossiers du ministre avant qu’ils ne soient irrémédiablement détruits. Comptes en Suisse, Gabon …Toujours l’argent sale et la Françafrique. Lui-même a d’ailleurs failli disparaître dans une agression à son domicile (5 jours de coma, un mois d’hôpital) à la suite d’une interview de Collombat en 2003. Les adversaires ont la mémoire longue et ne désarment pas ! À force d’obstination, la fille de Robert Boulin a tout de même fini par obtenir la réouverture du dossier grâce à un nouveau témoignage. Un autre grand mérite de l’album est de mettre en images ce témoignage crucial... Mais la plupart des anciens protagonistes de l’affaire sont morts, dont l’incontournable Charles Pasqua que les auteurs cherchent – en vain – à rencontrer avant son décès. D’autres gardent jalousement leurs secrets. La nouvelle instruction apportera-t-elle la vérité ? Rien n’est moins sûr tant il y a d’intérêts en jeu.

Sur le fond, le grand mérite du livre de Davodeau et Collombat est de mener l’enquête avec rigueur et précision mais non sans humour et distance sur ce qui constitue à leurs yeux l’ADN même de la 5e République. Même si ces « années de plomb » ont pris d’autres formes qu’en Allemagne et en Italie, sans doute moins tragiques, elles n’en n’ont pas moins constitué une dérive très inquiétante de la vie politique française. Et ses effets se font toujours sentir aujourd’hui.

Sur la forme, le reportage graphique, qu’il se présente sous forme de chroniques comme Les chroniques de Jérusalem de Guy Delisle, de reportages sur le terrain comme les albums de Joe Sacco ou Le photographe d’Emmanuel Guibert, permet à un public large et jeune de comprendre l’histoire récente et d’alimenter une réflexion source, espérons-le, d’action et d’engagement.

24 novembre 2015, par NPA 49