Réforme de l’enseignement de l’économie au lycée : une épuration idéologique

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La casse du service public d’éducation passe aussi par celle de l’enseignement de l’économie au lycée. Jusqu’à présent, seuls 40 % des élèves de Seconde choisissaient l’option “Sciences Économiques et Sociales” (SES), parmi un ensemble d’options "obligatoires". Désormais, tous devront suivre au moins un enseignement d’économie : "principes fondamentaux de l’économie et de la gestion", ou/et SES. On peut louer le ministère de vouloir améliorer les connaissances en économie de la population, mais...

Depuis 1965, l’économie est enseignée en France de deux manières et dans deux filières différentes : d’une part dans une des filières "technologiques" (1ère et Terminale G, devenues STT [1], puis STG [2]), c’est un enseignement d’économie générale et de gestion ; d’autre part dans une des filières "générales" (1ère et Terminale B, devenues ES [3]) ainsi qu’en classe de Seconde mais en option, c’est l’enseignement des Sciences Économiques et Sociales (SES). Dans le premier cas, l’enseignement de l’économie est lié à l’acquisition de compétences professionnelles et est associé aux matières enseignant la vie de l’entreprise : gestion, comptabilité, droit, management... Dans le second cas, il porte plutôt sur des questions de société et vise à développer la capacité des jeunes de 16-18 ans à analyser des données diverses (statistiques, textes théoriques ou journalistiques...) afin de confronter les points de vue apportés par les sciences sociales, les sciences économiques et les sciences politiques. Il s’agit ici de favoriser une démarche de réflexion critique sur des questions complexes mais toujours ancrées dans l’actualité, en amenant progressivement les élèves à utiliser divers concepts pour analyser la réalité. C’est cet enseignement-là qui est attaqué dans son fondement par la réforme du ministre, à l’occasion de la publication du nouveau programme de SES en Seconde.

Quel danger les SES présentent-elles, au point d’avoir été pendant leurs 40 années d’existence sujettes à de récurrentes critiques patronales et remises en cause ministérielles, mais jusqu’à présent toujours sauvées par les luttes des profs de SES eux-mêmes ? Vouloir faire réfléchir les jeunes, c’est dangereux en soi, c’est bien connu.

Donc, exit les questions qui fâchent, mais qui intéressaient tant les élèves de Seconde : le chômage, la précarité, les inégalités sociales, les conditions de travail, les relations professionnelles dans les entreprises (négociations, syndicats, conflits), tout ce qui peut toucher de près ou de loin à la souffrance au travail. Mais aussi les thèmes et démarches qui pourraient faire douter de la justice et de l’efficacité du marché : ainsi le regard de l’anthropologie et de la sociologie sur la famille disparaîtra et avec lui le concept d’homogamie, tellement embarrassant, tant il suggérait l’idée d’une reproduction sociale. De même le thème du rôle des administrations publiques sera supprimé : alors que le précédent programme imposait une description de l’ensemble des organisations productives, désormais seules les entreprises produisent des richesses, qu’on se le dise ! L’enseignement de tous ces thèmes "démoralise" les jeunes et inhibe leur "esprit de créativité et d’initiative" selon l’association "Jeunesse et entreprise" présidée par Yvon Gattaz (ancien président du CNPF), très écoutée par le gouvernement... Soyons enfin positifs !

Et voici qu’apparaissent les vraies questions de la vraie économie ! Celles qui enfin donneront lieu aux développements optimistes, conformément aux vœux de l’Institut de l’Entreprise conduit par Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, lui aussi lobbyiste confirmé auprès du cabinet du ministre, et réputé pour son amour des ouvrages de science-fiction (selon Wikipédia). Les profs de SES, enfin débarrassés des lourdeurs de la pluridisciplinarité aux accents idéologiques (entendez gauchistes), vont pouvoir expliquer aux jeunes de 16 ans, entre autres questions passionnantes : comment se détermine le prix d’équilibre sur un marché à partir de la construction des courbes d’offre et de demande ; comment un ménage choisit entre épargner et consommer, en fonction du taux d’intérêt ; comment inciter les agents économiques à limiter la pollution (développement durable oblige)... Dans cette liste il reste quelques vagues questions sociologiques ou culturelles, mais reléguées explicitement au dernier rang des priorités du programme.

Le tout devra tenir dans un horaire hebdomadaire de 1h30 en classe entière (35-36 élèves), au lieu de 2 heures de cours plus une heure quinzaine de travail méthodologique en petits groupes, comme il est fait actuellement. Au final, les élèves entrant au lycée auront le choix entre faire de l’économie appliquée à la gestion d’une entreprise, et faire de l’économie abstraite, technicisée et aseptisée, sans hommes ni institutions et réduite à des courbes. Ils pourront aussi faire les deux ! Dans tous les cas, on peut douter que cela séduise les foules de nos jeunes et surtout leur donne les outils pour se repérer dans leur environnement quotidien, à plus forte raison ceux qui dans leur famille, dans leur quartier, à l’école, vivent au quotidien la violence des rapports sociaux imposés par le capitalisme financier et antisalarial.

LM, professeur de Sciences Economiques et Sociales à Angers

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31 janvier 2010

[1] STT : Sciences et Technologies Tertiaires

[2] STG : Sciences et Technologies de Gestion

[3] ES : filière Économique et sociale