Histoire : « La Révolution comme horizon » (1914-1923)

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Paru à l’automne aux Éditions Syllepses (25€), « La Révolution comme horizon » de Frédéric Dabouis revient sur une période charnière du mouvement ouvrier, entre 1914 et 1923. Si cette histoire y est vue depuis l’Anjou, basée sur la consultation de nombreuses archives et d’interviews de militantes et militants, elle est intégrée à l’histoire française et mondiale de l’époque. Surtout, ses enseignements sont universels et toujours actuels. Nous présentons ici une interview de l’auteur.

Le titre de ton livre intrigue, tant qu’on n’a pas lu le sous-titre « communistes, syndicalistes révolutionnaires et libertaires en Anjou (1914-1923) ». N’as-tu pas peur que ce « localisme » décourage la lecture ?

L’idée de départ est d’aller au-delà des récits centrés sur les personnalités nationales (Cachin, Blum, etc.) et de raconter comment, à la base, un noyau de militants ouvriers de province, aux parcours syndicaux et politiques divers, résistent à la vague chauvine de 1914, reconstituent un réseau internationaliste et tentent de gagner à la perspective révolutionnaire le Parti socialiste SFIO et la CGT, dans un environnement réactionnaire. Je voulais aussi préserver la mémoire d’une génération de militants, dans l’esprit du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (maitron.fr) lancé par Jean Maitron (1910-1987).

Tu évoques le Carnet B...

Le carnet B est créé à la fin du 19e siècle sur le modèle du carnet A, qui recense les étrangers. Tenu par la police, il fiche tous les antimilitaristes, anarchistes et socialistes révolutionnaires à arrêter en cas de guerre. Il n’est pas appliqué en 1914 du fait de l’entrée du Parti socialiste et de la CGT dans l’Union sacrée mais il l’est en 1939, ce qui entraîne l’internement dans un camp « à régime sévère » de Louis Bouët, ancien secrétaire fédéral du PC en 1921, exclu en 1930, et fiché en 1938 comme « militant de la IVe Internationale ».

La lutte contre l’Union sacrée et la guerre a posé les fondements de la SFIC, le Parti communiste. Quelles en ont été les étapes ?

En Anjou, les internationalistes issus du syndicalisme révolutionnaire (SR), de l’anarchisme et de la gauche socialiste d’avant 1914 regroupent peu à peu les militants hostiles à la guerre impérialiste. Au début, cela n’est pas facile à cause de la volte-face du principal leader ardoisier angevin, Ludovic Ménard, passé de l’anarchisme et du socialisme révolutionnaire au réformisme. La remontée du mouvement ouvrier est structurée par un noyau d’instituteurs syndicalistes et après la vague de grèves de 1920 par des cheminots révoqués. Quant au Traité de Versailles, dès 1919 les militant-e-s savent qu’il porte les germes d’une nouvelle guerre. La particularité du Parti communiste par rapport à la SFIO est de continuer la tradition antimilitariste d’avant-guerre, notamment en créant des groupes de conscrits dans les casernes.

Tu écris que la Charte d’Amiens (1906) exprime la défiance des SR face aux dérives réformistes de la SFIO et tu traites de la relation syndicat-parti…

Entre 1918 et 1923, ce débat est central dans le monde ouvrier, à Angers-Trélazé comme ailleurs, Il s’étale littéralement dans la presse ouvrière locale (L’Effort social puis L’Anjou communiste). Les premiers communistes angevins sont à la fois pour des relations étroites entre parti et syndicat - s’ils sont tous deux révolutionnaires - et pour l’autonomie de décision du syndicat (colonne vertébrale de la classe ouvrière) par rapport au parti, au recrutement interclassiste. Évidemment, une telle liaison n’a rien à voir avec la subordination ultérieure de la CGTU au PC (et de façon caricaturale de la CGT au PCF après 1945). Cette question est toujours d’actualité. Mais n’oublions pas que la Charte d’Amiens a été et est encore instrumentalisée par le syndicalisme d’accompagnement : faites de la politique aux élections, mais n’intervenez pas dans ma tambouille gestionnaire !

L’échec de la grande grève des cheminots de 1920 s’inscrit dans le reflux de la vague révolutionnaire. A-t-elle influé sur la scission ultérieure entre la CGT « majo » et la CGTU ?

Les grèves de l’après-guerre (1919-1920) résultent principalement de l’inflation due au coût énorme de la guerre. Elles sont précédées dès 1917 de grèves de femmes où la perspective révolutionnaire n’est pas absente. Mais l’ampleur de la vague de 1920, dans un contexte où la révolution frappe à la porte en Italie et en Allemagne, pose la question du pouvoir, et donc celle de la grève générale. La stratégie défendue par Jouhaux et la majorité de la CGT, celle de « vagues d’assaut successives », corporation par corporation, au printemps 1920, montre son inanité. Elle facilite l’isolement des militant-e-s et la répression, surtout chez les cheminots, fer de lance du mouvement. C’est après cet échec que le reflux commence. Il pousse l’Internationale communiste (IC) à promouvoir une tactique défensive, le Front unique, entre des organisations qui viennent de se scinder (PC et SFIO au plan politique, CGT et CGTU au plan syndical). Ce ne fut pas facile au lendemain de débats de congrès enflammés.

Qu’en est-il du féminisme dans le mouvement ouvrier, et notamment des questions de l’avortement et de la contraception ?

La première vague féministe est présente. Tous les courants réclament l’égalité femmes-hommes, mais le féminisme « bourgeois » met l’accent sur le droit de vote alors que le féminisme « révolutionnaire » porté par les institutrices de la Fédération unitaire de l’enseignement et le PC insiste sur l’égalité salariale. La tentative de créer un groupe de femmes communistes à Angers en 1921 échoue. Dans les années 20, la propagande pour le contrôle des naissances est réprimée ; une militante passera en procès à Saumur en 1927.

Les préjugés antisémites persistent dans le mouvement ouvrier, jusque dans le PC des origines. La réaction des dirigeants est-elle à la hauteur ?

L’antisémitisme, qualifié par le social-démocrate allemand Bebel de « socialisme des imbéciles », imprègne toute la société, y compris des militants révolutionnaires, avant comme après 1914. En Anjou, il apparaît en pointillé dans la presse communiste, et n’est pas combattu frontalement, seulement via quelques lignes de Victor Serge dans L’Anjou communiste. Certes, la Shoah n’a pas encore eu lieu, mais ce manque de vigilance lui prépare le terrain. La situation n’est pas meilleure chez les socialistes.

On est surpris par la place des SR et des anarchistes dans le premier PC. Comment des camarades comme le couple Bouët, instituteurs liés à Monatte et Rosmer, ont-ils pu y jouer un tel rôle en Anjou et en être ensuite aussi facilement écartés ?

Avant 1914, le mot communiste renvoie plutôt au mouvement libertaire. Les socialistes marxistes se disent collectivistes. Il n’est donc pas étonnant que la fondation en 1919 de l’Internationale communiste et la référence au pouvoir des conseils attire les anarchistes. De même pour les syndicalistes révolutionnaires. C’est la bureaucratisation précoce de l’État soviétique et de l’IC qui fait fuir les libertaires, avant de faciliter les exclusions en chaîne des partisans du libre débat, dont les « trotskystes ».

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Présentation du livre (page 4 de couverture)

À rebours de l’idée selon laquelle le communisme aurait été une «  greffe  » effectuée sur le mouvement ouvrier français à la suite de la révolution russe de 1917, ce livre montre comment, au niveau local, comme au niveau national ou international, des hommes et des femmes ont réagi aux horreurs de la guerre de 1914 et aux injustices sociales pour tenter de donner une traduction politique, à la fois révolutionnaire et institutionnelle, à leurs aspirations à une autre société.

L’auteur nous conduit dans les arcanes d’une convergence, qui a conduit des militant·es aux traditions différentes, habitués à se disputer, à se rapprocher, et à fonder un parti, le Parti communiste, tout en continuant à se disputer. Il s’agissait de réaffirmer les bases d’un socialisme révolutionnaire et internationaliste mis à mal par les renoncements et les ralliements à l’Union sacrée d’août 1914.

Une telle convergence radicale dans le cours d’un conflit mondial et d’une révolution sociale à portée universelle ne pouvait, paradoxalement, que mener à une fracture durable du mouvement ouvrier.

Si le congrès de Tours, qui consacre la scission entre Parti socialiste-SFIO et Parti communiste, en est l’expression la plus visible, elle n’est pas, et de loin, la seule. C’est à ce processus de fermentation-formation de ce nouveau parti que s’attache ce livre.

La période étudiée commence par l’entrée en guerre en août 1914. Viennent ensuite les années 1919-1920, traversées par des grèves porteuses de grandes espérances sociales et par le débat autour de l’adhésion des syndicats ou du Parti socialiste à l’Internationale communiste. Le livre se termine à la veille de l’année 1924, qui correspond à la fois à la mort de Lénine, aux débuts de la mise au pas russe du Parti communiste, aux premières purges en son sein et à la reconnaissance de l’URSS par la France.

Enfin, et c’est l’originalité de ce livre, l’auteur explore les débuts du Parti communiste en Anjou dans la période qui précède la stalinisation, c’est-à-dire la caporalisation du PCF et de la CGTU.

26 février 2023, par NPA 49