À propos de la « GUERRE SANS NOM » ou GUERRE D’ALGÉRIE (1954-1962)

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La Guerre d’Algérie est revenue sur le devant de la scène avec la sortie, le 22 septembre, du film « Hors-la-loi » de Rachid Bouchareb (avec Bernard Blancan, Roschdy Zem, Sami Bouajila et Jamel Debbouze), dont la présentation au Festival de Cannes avait donné lieu à de vigoureuses manifestations d’extrême-droite (incluant les représentants locaux de l’UMP, dont le député Lionnel Luca), et le passage sur France 3, dimanche 17 octobre, du film « Nuit noire, 17 octobre 1961 » réalisé par Alain Tasma.

C’est l’occasion de rappeler quelques points d’Histoire.

1830 : LA PRISE D’ALGER

La colonisation de l’Algérie par la France a commencé à la suite d’un incident diplomatique : le 27 avril 1827, le dey d’Alger (représentant du sultan turc ottoman) a souffleté le consul de France Deval suite au refus de la France de payer sa dette (des stocks de céréales achetés sous le Directoire, pendant la Révolution). Cet acte qui aurait pu rester anodin a été instrumentalisé par le gouvernement français pour prendre possession d’un territoire stratégique à tous points de vue dans le cadre de la lutte d’influence entre la France et le Royaume-Uni pour le contrôle de la Méditerranée occidentale (un rapport du ministre de la Guerre à Charles X évoque non seulement les rades militaires possibles, mais aussi les ressources en forêts, minerais et céréales). La conquête (1830-1870) fut très longue et meurtrière : elle a laissé dans la mémoire locale le souvenir des razzias et des « enfumades » perpétrées par l’armée française (les populations civiles réfugiées dans des grottes furent asphyxiées sciemment, notamment par le général Saint-Arnaud, un des futurs massacreurs des ouvriers parisiens en juin 1848) [1]. La résistance algérienne s’exprima fortement non seulement dans la lutte d’Abd el-Kader, mais aussi dans l’insurrection de 1871, à la suite de l’effondrement du régime de Napoléon III dans la défaite face à la Prusse.

1936 : LA FAILLITE DES ESPOIRS DE RÉFORME

La renaissance du nationalisme algérien après la Première Guerre mondiale se fit sous deux formes. D’un côté L’Etoile nord-africaine (ENA) fut fondée en 1926 dans la mouvance du Parti communiste à l’époque où celui-ci se battait ouvertement pour l’indépendance des colonies, conformément aux principes des 4 premiers congrès de l’Internationale communiste (1919-1922). Dirigée par un leader charismatique, Messali Hadj (1898-1974) [2], l’ENA se développa surtout parmi les ouvriers immigrés de France métropolitaine : elle revendiquait l’indépendance de l’Algérie, la suppression du Code de l’Indigénat (code colonial répressif) et l’élection d’un Parlement algérien au suffrage universel.

En Algérie même, cependant, les chefs de file du mouvement étaient plutôt réformistes, tels Ferhat Abbas, pharmacien à Sétif : leur objectif était d’obtenir plus de droits pour les « indigènes », notamment le droit de vote (en Algérie, seuls les colons européens l’avaient, ainsi que les juifs algériens, naturalisés depuis le décret Crémieux de 1870).

Le Front populaire (1936-1938) apporta au mouvement national algérien de gros espoirs, vite déçus : non seulement, alors même qu’elle faisait partie de la coalition qui l’avait porté au pouvoir, l’Etoile nord-africaine fut dissoute par le gouvernement Blum dès janvier 1937 (ainsi que son successeur, le Parti du Peuple Algérien (PPA), en septembre 1939), mais le timide projet Blum-Violette qui devait donner le droit de vote à 20 000 indigènes algériens (sur 6 millions !) fut enterré par le Sénat.

Il faut dire que dans la coalition qui formait le Front populaire, ni le Parti radical, ni le Parti socialiste SFIO ne voulaient entendre parler d’indépendance des colonies. Quant au Parti communiste, il avait changé de ligne en 1935 quand Staline avait passé alliance avec le gouvernement Laval face au réarmement de l’Allemagne nazie : désormais, selon le dirigeant communiste Maurice Thorez, l’Algérie, « nation en voie de formation », devait rester dans le giron de l’Empire colonial français, pour ne pas affaiblir le camp des « démocraties » faces aux dictatures. Début 1939, Thorez fit même une tournée en Algérie pour développer cette nouvelle position [3]. Bien entendu, dans ces conditions, le PPA de Messali Hadj, resté partisan de l’indépendance, ne pouvait être aux yeux du PC qu’un « parti fasciste ».

1945 : NOUVEAUX ESPOIRS, NOUVEAUX MASSACRES COLONIAUX

A partir du débarquement allié de novembre 1942, l’Algérie fut « libérée » de l’autorité du gouvernement de Pétain, mais les institutions coloniales perdurèrent (de même d’ailleurs que - pendant plusieurs mois - les discriminations envers les Juifs instaurées par Vichy). C’est pourquoi le discours prononcé le 30 janvier 1944 par le général de Gaulle à Brazzaville (promettant aux indigènes des colonies de pouvoir à terme « gérer leurs propres affaires » s’ils aidaient la France Libre à combattre l’Allemagne nazie) suscita à nouveau un grand espoir. Les « Indigènes », en s’engageant massivement dans les Forces françaises libres (FFL) gagneraient enfin leur droit à l’indépendance [4].

Cet espoir fut brisé le jour même de la capitulation allemande : le 8 mai 1945, à Sétif, le PPA (semi-clandestin) organisa une manifestation pacifique (interdiction de porter sur soi même un canif) et disciplinée de 6 à 7000 personnes, les militants devant brandir le drapeau algérien au milieu des drapeaux alliés. Pour les colons, ce fut une provocation : la police française tira dans le tas à la mitraillette et se lança dans une chasse aveugle contre la foule indigène (non encadrée par le PPA), qui répliqua en massacrant tous les Européens qui lui tombèrent sous la main, y compris des militants communistes sincèrement anticolonialistes ou socialistes. L’ensemble de la région de Sétif et Guelma s’embrasa, l’armée dut mobiliser 40 000 hommes pour en reprendre le contrôle village par village (certains d’entre eux furent bombardés depuis la mer par la marine de guerre, d’autres par l’aviation). Bilan : 102 morts du côté européen, des milliers du côté algérien. Les militants du PPA furent de nouveau persécutés, emprisonnés, voire torturés. Même les plus « assimilés » des notables algériens comme Ferhat Abbas basculèrent alors dans la conviction qu’il n’y avait pas d’autre solution que l’indépendance [5].

Même scénario, mais cette fois à Paris, le 14 juillet 1953. Le Parti communiste et la CGT organisaient un grand défilé de la Bastille à la Nation auquel s’agrégea un cortège de plusieurs milliers de membres du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, nouveau nom du PPA). A l’arrivée place de la Nation, les policiers casqués s’attaquèrent aux porteurs de banderoles algériens, piétinèrent les portraits de Messali, et tirèrent dans le tas : 7 morts, tous par balle, 6 Algériens et 1 Français. Un meeting de protestation eut lieu quelques jours plus tard et 20 000 personnes assistèrent aux obsèques [6].

1954-1962 : DE L’INSURRECTION DES AURES À L’INDEPENDANCE

A partir de 1934, Messali Hadj, le pionnier du nationalisme algérien, a passé l’essentiel de sa vie en prison, en exil ou en résidence surveillée. Au début des années 50, son mouvement entra en crise, se partageant entre « centralistes » (partisans du comité central) qui acceptaient les réformettes et participaient à certaines élections, messalistes purs, et enfin partisans du déclenchement de l’insurrection armée, effective le 1er novembre 1954. Ce sont ces derniers qui fondèrent le Front de Libération Nationale (FLN) auquel Messali et son Mouvement Nationaliste Algérien (MNA) s’opposèrent résolument. Au prix d’une lutte fratricide dans l’émigration algérienne en France, le FLN s’imposa finalement comme le seul interlocuteur du gouvernement français quand ce dernier, sous de Gaulle, fut contraint à négocier en 1961-1962.

Rappelons quelques prises de position de figures de la gauche au début de l’insurrection. François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur de la IVème République et chef d’un petit groupe de centre-gauche, déclara : « l’Algérie c’est la France » [7]. Le 8 novembre 1954, le Bureau Politique du PCF, parti qui avait obtenu 27 % des voix aux législatives de 1951, dénonça la répression et le régime colonial, mais condamna symétriquement les « actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux », et déclara souhaiter « une solution assurant la défense des intérêts de la France » [8]. Pour les élections du 2 janvier 1956, la gauche française fit campagne sur le thème de la paix en Algérie, où plusieurs centaines de milliers de jeunes venaient d’être rappelés pour mener une « opération de police » contre les « rebelles », mais dès le 6 février, une émeute fasciste à Alger (la « journée des tomates ») poussa le nouveau Président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, à faire volte-face et à demander à la nouvelle assemblée les « pouvoirs spéciaux » pour que l’Algérie reste « indissolublement liée à la France métropolitaine » [9]. Malgré ce revirement, le 12 mars, le PCF vota les pouvoirs spéciaux qui permirent au gouvernement de renforcer la répression, notamment par l’envoi de nouveaux contingents de rappelés, et par la suite exclut ceux de ses militants qui se joignirent aux « porteurs de valise » [10] qui soutenaient le FLN. Cela n’empêcha pas le Parti communiste algérien d’être durement réprimé (interdiction du parti et de son journal Alger républicain dès 1955, puis en 1957 arrestation et torture systématique par l’armée française de ses militants, notamment Henri Alleg [11], condamnation à mort de Fernand Iveton (que François Mitterrand, alors ministre de la Justice, refusa de gracier), « disparition » de l’universitaire Maurice Audin).

Au passage, n’oublions pas non plus que c’est dans ce contexte du début de la guerre d’Algérie que fut perpétré - par l’armée de l’Air française - le premier acte de piraterie aérienne : c’est en effet le 22 octobre 1956 qu’elle intercepta le DC3 marocain qui amenait de Rabat à Tunis 4 chefs historiques du FLN, Ben Bella, Boudiaf, Aït Ahmed et Khider.

La répression féroce contre le mouvement nationaliste poussa le FLN à porter la guerre en France, en s’attaquant notamment à l’appareil policier et répressif (à Paris, dans le 18ème arrondissement de Paris, des harkis - supplétifs algériens de l’armée française - pratiquaient la torture [12] ). Pour enrayer les actions du FLN, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, décida d’instaurer le couvre-feu pour les Algériens. Ceux-ci répliquèrent par des manifestations pacifiques au soir du 17 octobre 1961. La répression fut brutale, avec sans doute plus de 200 morts [13]. Selon plusieurs témoignages, de nombreux Algériens furent purement et simplement jetés à la Seine.

Cependant, dans la mémoire du mouvement ouvrier, cette tragédie fut longtemps masquée par celle du massacre du métro Charonne à Paris le 8 février 1962. Mais cette fois, c’est la gauche française qui était directement concernée, et non plus l’immigration algérienne. En effet, pendant la dispersion de cette manifestation appelée par un cartel d’organisations syndicales et politiques (CGT, CFTC, FEN, UNEF, PCF, PSU) pour dénoncer l’OAS [14] et réclamer la paix en Algérie, des unités de police [15] s’acharnèrent particulièrement sur des manifestants bloqués dans l’entrée de cette station. Bilan : 9 morts, honorés par cent à deux cent mille manifestants lors de leurs obsèques au cimetière du Père-Lachaise le 13 février. Selon Alain Dewerpe, fils d’une des victimes, Fanny Dewerpe, la répression violente des manifestations pour la paix aurait pu être dans l’esprit de certains membres du gouvernement un moyen de rassurer l’armée pour éviter un nouveau putsch, en montrant qu’ils ne faisaient pas preuve de tiédeur dans l’anticommunisme [16] .

EN CONCLUSION

Dans ce long conflit colonial, le positionnement politique « patriotique » des principaux partis ouvriers (Parti socialiste, Parti communiste après 1935) a eu plusieurs conséquences néfastes. Tout d’abord, leur opposition à l’indépendance algérienne quand ils ont été au pouvoir ensemble (1945-1947), ou bien quand le PCF a soutenu le PS sans participer au gouvernement (1936-1938, 1956), a empêché la convergence des luttes (anticapitalistes et anticolonialistes) et l’établissement de liens de confiance entre le mouvement national algérien et le mouvement ouvrier européen.

Ce ne fut donc pas une surprise si, au lendemain de l’indépendance, le gouvernement de Ben Bella décida d’interdire le Parti communiste algérien et si celui de Boumedienne qui prit le pouvoir en 1965 persécuta ses militants, mêmes si quelques-uns d’entre eux avaient rejoint à titre individuel le FLN pendant la guerre [17]. Pourtant, paradoxalement, le modèle politique des dirigeants nationalistes algériens a été le système de gouvernement à parti unique de type stalinien. Par ailleurs, le soutien politique et financier apporté au FLN par les « porteurs de valise », pas plus que celui des trotskistes ou des libertaires [18] n’a pas non plus empêché les « pieds-rouges » [19] d’être expulsés d’Algérie après le coup d’État de 1965.

Autre conséquence, la longueur et la dureté d’une guerre coloniale impliquant des centaines de milliers de jeunes français a alimenté durablement dans toute une génération des idées racistes qui ont facilité dans les années 1980 l’émergence de l’extrême-droite et en particulier la propagande du Front National de Jean-Marie Le Pen. Ce dernier s’est en effet engagé précisément à cette époque, non seulement en politique (il fut élu député « poujadiste » en 1956) mais aussi dans les paras (se mettant en congé de Parlement fin 1956 pour 6 mois, le temps de faire l’expédition de Suez et de torturer quelques Algériens à la villa Susini en février 1957).

N’oublions pas non plus que cette Guerre d’Algérie, qui a été particulièrement sanglante (27 500 militaires français tués, mais aussi 2800 civils européens, et surtout des centaines de milliers de civils algériens [20]), a suscité en France deux putschs militaires perpétrés par l’Armée coloniale (13 mai 1958 et 22 avril 1961), ainsi que la chute de la IVème République et la mise en place sous la houlette du Général de Gaulle d’un Etat fort, la Vème République, dont la Constitution toujours en vigueur permet, en cas de crise « grave », de mettre entre parenthèses les libertés démocratiques [21]…

FD

30 octobre 2010

[1] Lire à ce sujet l’ouvrage de François Maspero, L’honneur de Saint-Arnaud, Points Seuil, 1995.

[2] Cf. Benjamin Stora, Messali Hadj, Hachette Pluriel, 2004.

[3] Jacob Moneta, Le PCF et la question coloniale, Maspero, 1971.

[4] Voir le premier film de Rachid Bouchareb, Indigènes (2006).

[5] Lire à ce sujet l’ouvrage d’Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, La Découverte, 2002.

[6] Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Seuil, 1991.

[7] Déclaration du 7 novembre 1954.

[8] Jacob Moneta, Le PCF et la question coloniale, page 232.

[9] Allocution radiodiffusée de Guy Mollet, 28 février 1956.

[10] Hervé Hamon, Patrick Rotman, Les porteurs de valises, Albin Michel, 1979.

[11] Henri Alleg, La Question, Editions de Minuit, 1958, rééditée avec les noms complets des tortionnaires en 1977.

[12] Paulette Péju, Les harkis à Paris, Maspero, 1961, réédition La Découverte, 2000.

[13] Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Seuil, 1991.

[14] La veille, le 7 février, l’organisation d’extrême-droite OAS, favorable à l’Algérie française, avait commis des attentats à l’explosif contre les domiciles - entre autres - du ministre de la Culture André Malraux et du dirigeant communiste Raymond Guyot.

[15] Les « compagnies d’intervention », spécialisées dans la répression, et armées de « bidules », sortes de manches de pioche de près d’un mètre de long.

[16] Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962, Gallimard, Folio Histoire, 2006.

[17] Les torturés d’El Harrach, préface d’Henri Alleg, Editions de Minuit, 1966.

[18] Sylvain Pattieu, Les camarades des frères, Syllepse, 2002.

[19] Nom donné aux militants anticolonialistes français venus aider le premier gouvernement de l’Algérie indépendante.

[20] Bernard Droz, Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, Points Histoire, Seuil, 1982.

[21] Article 16 de la Constitution de 1958.