« La Possibilité du fascisme » : débat avec Ugo Palheta à Angers le 2 avril

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Le sociologue et militant Ugo Palheta sera à Angers mardi 2 avril à 20h30 pour animer une réunion publique, Salle Daviers (5 Bd Daviers) à l’invitation du NPA49, d’AL49 et du RAAF (réseau antifasciste angevin). Ce sera pour lui l’occasion d’exposer le contenu de son dernier livre, « La Possibilité du fascisme - France, la trajectoire du désastre » paru aux éditions La Découverte. Nous publions ici deux de ses interviews, l’une donnée à L’Anticapitaliste, l’autre à L’Humanité.

« Ce qui rend le fascisme possible, c’est une crise d’ensemble des médiations politiques, idéologiques et institutionnelles »

Entretien avec Ugo Palheta autour de son livre « La Possibilité du fascisme » (éditions la Découverte).

Ton livre s’intitule la Possibilité du fascisme. Avant toute chose, pourrais-tu nous préciser ce que tu entends par «  fascisme  »  ? Il y a un enjeu de définition important autour de cette notion, qui a des conséquences pour l’analyse... et la pratique.

Le fascisme comme régime désigne un pouvoir capitaliste en ce sens qu’il sert les intérêts des fractions du grand capital industriel et financier, mais un pouvoir capitaliste d’un genre particulier puisqu’entre autres choses il ne cherche pas à intégrer mais à annihiler totalement le mouvement ouvrier. Mais même si le fascisme a évidemment besoin du soutien de la classe dominante pour parvenir au pouvoir, en particulier à travers des alliances passées avec ses représentants politiques, on ne comprend rien à la manière dont il se développe comme mouvement si on s’imagine qu’il n’est qu’un jouet dans les mains de la bourgeoisie. Dans toute sa période d’ascension, le fascisme conquiert une audience de masse en obtenant des soutiens venant de toutes les classes sociales, même si son cœur sociologique se situe au sein de la petite bourgeoisie au sens large (petits patrons, professions libérales, salariat intermédiaire, etc.), où il recrute l’essentiel de ses cadres. C’est à ce titre que le fascisme dispose d’une autonomie relative vis-à-vis de la classe dominante et qu’il peut développer sa propre critique du système capitaliste  : une critique opportuniste (les fascistes n’ayant aucun scrupule à s’allier avec les capitalistes au moment où cela leur est nécessaire), nationaliste (ce qui est critiqué ce n’est pas l’exploitation patronale en elle-même mais la dimension financière et mondialisée du capitalisme), et inoffensive (ils ne remettent jamais en cause les fondements de ce système, à savoir la propriété privée des moyens de production). Mais une critique tout de même, et c’est précisément pour cela que, dans des périodes où le capitalisme entre en crise (économique et politique), le fascisme peut gagner l’audience de couches sociales qui, pour des raisons diverses, se sentent lésées voire désespérées. Il le fait en développant un projet politique qui a des accointances avec certaines franges des droites mais qui lui est spécifique  : un projet de régénération nationale passant par le rétablissement fantasmatique de l’unité politique, de l’homogénéité ethno-raciale et de l’intégrité culturelle du corps national, et cela en écrasant, par une combinaison de violence étatique et extra-étatique, les «  ennemis  » et les «  traîtres  », autrement dit les mouvements de contestation (en premier lieu le mouvement ouvrier, son ennemi le plus dangereux) et les minorités (notamment ethno-raciales).

Tu adoptes une posture très critique à l’égard de la notion de « populisme ». Pourquoi  ?

Je pense que le « populisme » est l’une des pires catégories du langage politique et de la science politique. Cela est très visible dans le fait qu’elle mêle des mouvements dont les idéologies et les programmes sont opposés (en vrac Thatcher et Corbyn, Chavez et Orbán, Mélenchon et Le Pen, etc.). S’il en est ainsi c’est que cette catégorie est fondée sur des critères extrêmement vagues  : la démagogie (mais qui est juge de ce qui est démagogique ou non ?), l’appel au peuple (mais qui ne fait pas appel au peuple dans des régimes où c’est l’élection au suffrage universel qui commande l’accès au pouvoir politique  ?), ou encore l’affichage d’une posture «  anti-système  » (mais n’est-elle pas présente aujourd’hui dans tout le champ politique, même du côté macroniste  ?). Si on est cohérent, on trouvera du populisme à peu près partout, donc nulle part. Ce n’est donc pas pour des raisons intellectuelles mais essentiellement du fait de ses fonctions politiques que la catégorie de populisme s’est imposée à partir des années 1980. Elle a en particulier permis de mettre dans le même sac toute critique du « système », qu’elle vienne de l’extrême droite ou de la gauche radicale, et elle a donc eu pour effet de désarmer toute contestation de gauche en l’assimilant à l’extrême droite. Par ailleurs il ne faut pas oublier qu’à la racine de la catégorie de «  populisme  » il y a le « peuple » et que la critique politique ou journalistique du « populisme » est bien souvent, explicitement ou non, une mise en accusation des classes populaires et l’expression d’un mépris de classe, très répandu dans le champ politique et médiatique  : le « populisme » serait ainsi le propre de ces classes réputées par essence irrationnelles, disposées à se laisser entraîner dans des dérives autoritaires ou xénophobes. Enfin, la diffusion de cette catégorie de populisme – en lieu et place de celle de fascisme – a eu deux effets favorables au FN devenu RN  : en le taxant de « populiste », on l’a lavé de ses liens pourtant évidents avec le fascisme et on l’a placé implicitement du côté du peuple, alors même que le FN n’avait initialement aucun ancrage électoral dans les classes populaires (et qu’il est encore aujourd’hui, dans ses organes de direction, complètement étranger aux classes populaires, ne comptant aucun ouvrier ou employé dans son comité central).

Ton livre s’intéresse essentiellement aux conditions de possibilité de l’émergence d’un courant, voire d’un pouvoir fasciste. Quelles sont-elles  ? Et comment se traduisent-elles dans la situation française  ?

J’essaie de montrer qu’il ne suffit pas d’une crise économique pour que monte la xénophobie et que progresse l’extrême droite. Ce qui rend le fascisme possible, c’est une crise d’ensemble des médiations politiques, idéologiques et institutionnelles qui, en temps normal, assurent la reproduction paisible du système par un mélange de violence d’État et de consentement populaire où ce dernier a le premier rôle. Ce type de crise renvoie à ce que Gramsci nommait une « crise d’hégémonie », et elle n’est pas identifiable à une crise révolutionnaire, qui suppose un effondrement de l’État et une élévation soudaine du niveau de combativité, de confiance et d’auto-organisation des classes subalternes. Une crise d’hégémonie peut avoir des causes diverses selon les circonstances historiques et les caractéristiques d’une société mais, dans le cas de la France contemporaine, elle me semble liée au fait que l’offensive néolibérale y a été suffisamment forte pour briser une partie des équilibres sociaux construits de l’après-guerre jusqu’aux années 1970, donc dégradant la situation matérielle de larges franges de la population et leur confiance dans l’avenir, mais suffisamment contestée pour empêcher l’émergence d’un nouveau consensus politique, même par défaut, et d’une nouvelle hégémonie. Cette crise a eu plusieurs conséquences qui, dans une spirale de radicalisation où elles se renforcent les unes les autres, concourent à la dynamique fasciste  : la délégitimation croissante et de plus en plus rapide du personnel politique  ; le durcissement autoritaire de l’État, assurant la mise au pas des quartiers populaires et la répression des mouvements de contestation  ; la radicalisation du nationalisme français, par la construction d’un double consensus (anti-migrants et islamophobe)  ; et la progression d’une organisation, le FN, qui, s’il ne dispose pas de l’appareil de mobilisation, d’encadrement et de violence propre au fascisme historique (les escouades de masse capables de s’attaquer au mouvement ouvrier), a œuvré depuis sa création à l’actualisation, à la banalisation et à la diffusion massive du projet fasciste évoqué plus haut.

« Conditions de possibilité » signifie aussi « possibilité de modifier les conditions », et donc d’inverser la tendance. Quels chantiers pour la lutte antifasciste aujourd’hui  ?

J’évoquerais (sans ordre d’importance) quatre directions qui me semblent découler du constat de l’actualité du danger fasciste. Tout d’abord l’importance de renforcer les structures d’auto-défense dont les mouvements sociaux et la gauche radicale ont (et auront) un besoin vital face aux organisations d’extrême droite mais aussi face à l’État néolibéral—autoritaire. Ensuite la nécessité de mobilisations locales visant à bloquer le développement d’un mouvement fasciste militant en empêchant, en décrédibilisant ou en marginalisant systématiquement les initiatives de l’extrême droite sur le terrain. Troisièmement la popularisation d’un antifascisme politique (et non simplement moral), défendant un programme articulant la lutte pied à pied contre l’extrême droite au combat contre tout ce qui la nourrit (les politiques néolibérales, la montée de l’autoritarisme, l’aiguisement du racisme) et donc pour une autre société, passant notamment par la socialisation des moyens de production, la conquête d’une démocratie réelle et un démantèlement des structures matérielles du racisme (discriminations systémiques en particulier). Enfin la centralité d’une stratégie de front unique dont l’objectif permanent doit être de construire non seulement une opposition de masse aux gouvernements capitalistes mais aussi une majorité sociale et politique, donc une alternative de pouvoir.

Propos recueillis par Julien Salingue

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INTERVIEW DE UGO PALHETA - L’HUMANITÉ

Mardi 9 Octobre 2018

« Le ni droite ni gauche n’opère que si la gauche gouverne à droite »

Pour le sociologue Ugo Palheta, auteur de La Possibilité du fascisme (la Découverte), « le capitalisme porte en germe le fascisme », même si ce n’est pas une fatalité. Pour écarter le danger, il faut construire un nouveau clivage de classe.

Avant même de définir le fascisme, vous évacuez le concept de populisme que vous jugez trop « vague »...

Ugo PalhetaSociologue Ugo Palheta. D’un point de vue scientifique c’est une catégorie qui n’a pas beaucoup d’intérêt parce qu’effectivement elle est fondée sur des critères extrêmement flous, en particulier la démagogie. Un populiste serait pour l’essentiel un démagogue. Mais qui n’est pas démagogue et qui sera juge de la démagogie des uns et des autres ? L’autre critère auquel on fait généralement, c’est l’appel au peuple. Mais dans des sociétés où l’accès au pouvoir politique dépend du suffrage populaire, qui ne fait pas appel au peuple ? Et même qui ne construit pas une image du peuple ou plutôt du « bon peuple » ? Idem pour la rhétorique dite « anti-système » : même Macron et Fillon ont joué à ce jeu lors de la dernière élection présidentielle pour briser l’image de « candidats du système » qui leur collait à la peau. On pourrait aussi faire remarquer que le « populisme » tel qu’il est visé aujourd’hui quand on y inclut Mélenchon ou Le Pen (dont il faut rappeler à quel point leurs programmes sont opposés), n’a à peu près rien à voir avec le populisme historique, qu’il s’agisse du populisme russe du 19e siècle ou des populismes latino-américains (le péronisme par exemple).

Le succès de la catégorie de populisme est en fait lié, non pas à sa capacité à désigner des phénomènes politiques précis, mais à ses fonctions politiques. La première consiste justement à noyer dans une même accusation définitive des projets politiques antagonistes, ceux de l’extrême droite d’un côté et ceux de la gauche radicale de l’autre. Comme on pouvait le faire du temps de la guerre froide avec la catégorie de « totalitarisme », qui permettait de jeter un même opprobre sur le fascisme et le communisme, en laissant entendre qu’ils étaient équivalents. Mais implicitement, puisqu’à la racine de la catégorie de « populisme » il y a le « peuple », on constate aisément en lisant ceux qui en usent que cette catégorie porte aussi une critique du peuple, de l’action du peuple en politique, en laissant entendre que le peuple serait par essence irrationnel, prompt aux délires xénophobes et autoritaires, alors même que ce sont les classes dirigeantes elles-mêmes qui opèrent un tournant autoritaire dans toute l’Europe, et particulièrement en France, et qui n’ont pas cessé de jouer la carte de la xénophobie et du racisme depuis les années 1980 notamment.

En quoi le fascisme tel que vous le définissez est-il bien identifiable ?

Ugo Palheta. C’est un projet politique de renaissance de la nation par l’écrasement de tout clivage et de toute division, qui repose donc sur un fantasme d’homogénéité ethno-raciale et politique, très visible dans la rhétorique de Salvini, chez Orban et évidemment Le Pen (mais qui se diffuse sous des formes plus ou moins atténuées dans le champ politique, à droite et même parfois à gauche, qu’on pense aux déclarations chauvines, islamophobes et rromophobes de Manuel Valls). De ce point de vue le projet politique du Rassemblement national (ex-Front national) me semble de type fasciste. Néanmoins, dans le fascisme historique, il y a aussi la constitution de milices de masse et, pour l’heure, les partis d’extrême droite les mieux implantés en Europe ne disposent pas d’un tel appareil d’encadrement, de mobilisation et de violence, qui leur permettrait notamment de harceler physiquement en permanence leurs opposants… Mais s’ils ne cherchent pas à construire ce type d’appareil, c’est qu’ils pressentent qu’ils perdraient en force électorale ce qu’ils gagneraient en puissance de feu sur le terrain.

Sa stratégie de respectabilité fait que ces groupuscules satellites ont pris du champ, mais ils n’ont pas disparu du paysage...

Ugo Palheta. Le RN entretient des relations troubles avec ces groupuscules. Outre le fait qu’on trouve des anciens dirigeants du Bloc identitaire ou du GUD dans les hautes sphères du RN, les cadres du parti ont soutenu les opérations des identitaires par des tweets, des déclarations publiques. Louis Aliot a également apporté son soutien aux initiatives très violentes menées pour déloger les étudiants des universités occupées, en disant qu’il fallait les « virer manu militari »… Les dirigeants du RN ne veulent pas apparaître comme violents, mais cela correspond au fond parfaitement à leur projet politique, qui est intrinsèquement violent dans la mesure où la condition de la régénération nationale qu’ils visent c’est de purger la nation de tou·te·s celles et ceux qui sont considéré·e·s comme des « ennemis » ou des « traîtres ».

Pour faire accepter ce projet, l’extrême droite française, avec Marine Le Pen à la tête de ce qui constitue le « vaisseau amiral » de l’extrême droite dites-vous, a opéré une mutation « cosmétique » sur le plan idéologique...

Ugo Palheta. Il y a eu un travail idéologique, dès les années 1970, en particulier du côté de la Nouvelle Droite, pour re-légitimer le racisme en le rendant méconnaissable par un tournant culturel ou identitaire. Le racisme ne s’exprime généralement plus aujourd’hui dans les termes de l’inégalités des races mais dans ceux de l’incompatibilité (et bien souvent de la hiérarchie) des cultures. Le FN a entériné cette mutation idéologique car elle permettait de défendre une politique d’exclusion et de discrimination sans avoir à la fonder sur des bases explicitement raciales (au sens pseudo-biologique du terme).

Le langage de la race est donc marginalisé mais on sait qu’il n’est nul besoin d’utiliser le mot « race » pour que le racisme se déploie et prospère, notamment sous la forme des discriminations systémiques. On mesure d’ailleurs en disant cela le ridicule qu’il y avait à effacer le mot « race » de la Constitution en prétendant par-là faire œuvre antiraciste. Si on considère le racisme comme un système de marginalisation, de discrimination et d’infériorisation d’un groupe construit comme une menace, c’est-à-dire comme un ennemi de l’intérieur, il importe finalement assez peu que cette marginalisation, cette discrimination et cette infériorisation soient justifiées à partir de motifs biologiques, culturels ou même politiques. Autrement dit, le racisme comme système peut s’accommoder de toutes sortes d’idéologies permettant de justifier les pratiques qui façonnent ce système.

Si cette menace est si bien ancrée dans l’esprit de ces militants, c’est aussi parce qu’elle est agitée par des éléments extérieurs à ce parti, portée par l’émergence de nouvelles figures médiatiques conservatrices…

Ugo Palheta. Il y a effectivement tout un magma idéologique, pseudo-intellectuel, qui fait que les idées qui pouvaient apparaitre autrefois comme spécifiques à l’extrême droite imprègnent aujourd’hui tout le champ politique et tout le champ médiatique, à des degrés évidemment inégaux. Ce n’est pas nouveau : on avait pu observer dans les années 1930 le même type de phénomènes d’imprégnation antisémite et fasciste, qui avait préparé le terrain au pétainisme notamment. Il importe donc d’analyser ce qui permet la diffusion des idées racistes, xénophobes, autoritaires, au-delà de l’extrême droite, qui va constituer un terreau sur lequel celle-ci va pouvoir se développer ; ce qui ne doit pas empêcher de voir sa spécificité, à savoir le fait de constituer la tendance la plus brutale et la plus brutalement raciste du nationalisme français, celle dont le projet se confond intégralement avec une entreprise de purification ethno-raciale et politique de la nation, avec toutes les conséquences dramatiques que l’on peut imaginer si ce type de projet parvient à l’emporter.

Quel regard portez-vous sur la nouvelle structuration idéologique de l’extrême droite ? Une nouvelle génération de cadres pourrait-elle émerger ? De l’école lyonnaise de Marion Maréchal par exemple...

Ugo Palheta. C’est la partie émergée de l’iceberg. C’est une initiative qui a surtout vocation à faire exister Marion Maréchal dans le champ médiatique. Il faudrait surtout s’interroger sur la responsabilité de ce dernier dans la promotion à partir des années 1980 d’une nouvelle « doxa », comme dirait Bourdieu, c’est-à-dire d’un ensemble d’évidences partagées par de nombreux intellectuels médiatiques et « éditocrates » : un mélange d’autoritarisme, de nationalisme, de xénophobie, d’islamophobie, où on retrouve des Eric Zemmour, Ivan Rioufol, Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff, mais aussi Jacques Julliard, Christophe Barbier, ou plus récemment Laurent Bouvet.

On a ainsi vu récemment, sur les chaînes d’information en continu, une polémique montée de toutes pièces autour du racisme anti-blanc à partir d’un clip que personne n’avait vu, d’un rappeur que personne ne connaissait, sur la base de dénonciations venant de l’extrême droite identitaire. Dans les années 1980 la notion même de « racisme anti-blanc » ou de « racisme anti-Français » était clairement et largement perçue comme une ruse de l’extrême droite. Maintenant c’est devenu un quasi sens commun dans les « grands » médias. Qu’il puisse y avoir des comportements ou des discours d’hostilité vis-à-vis des blancs, c’est indéniable. Mais le racisme au sens précis du terme, ce n’est pas cela : comme je l’ai dit plus haut, le racisme désigne un système de discrimination, de stigmatisation, de marginalisation, et dans la société française il est évident que les blancs, ou pour être précis celles et eux qui sont perçus comme blancs, n’en sont pas victimes.

Au contraire, le racisme tel qu’il affecte les non-Blancs est structurel et très anciennement implanté dans la société française, notamment parce que la France est une ancienne puissance impériale. Il faut rappeler par ailleurs à quel point l’antisémitisme était effroyablement présent dans le champ politique français au début du XXe siècle. Ce que je précise néanmoins dans le livre, c’est le rôle nouveau que joue le racisme dans le champ idéologique et politique et la centralité qu’il y acquiert à partir des années 1980, mais surtout des années 2000 : il commence à jouer alors l’un des tout premiers rôles dans la construction d’une hégémonie politique et idéologique. De ce point de vue, toutes les polémiques que l’on considère parfois à gauche comme anecdotiques ou futiles (sur Médine, sur le hallal, sur les cantines scolaires, sur le burkini, etc.) sont tout à fait centrales pour la classe dirigeante dans la construction d’une hégémonie sur une base national-raciale.

C’est le choc des civilisations…

Ugo Palheta. C’est une manière de nationaliser la pseudo-théorie du choc des civilisations, et surtout de façonner une communauté imaginaire française tout à fait particulière : blanche, chrétienne et européenne, dont se trouverait par essence exclues les millions de personnes issues de l’immigration non-européenne, les millions de musulma·ne·s, les noir·e·s, les rroms (d’ailleurs bien souvent considérés comme pas assez ou pas du tout européens).

Comment le RN a-t-il attiré à lui une partie de l’électorat populaire, qui a pourtant à perdre à suivre ce parti ?

Ugo Palheta. D’abord il faut rappeler que ce n’est pas un électorat uniformément populaire. Si on prend en compte l’abstention et la non-inscription sur les listes électorales, les petits indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants) ont voté autant voire davantage que les ouvriers pour le FN aux dernières élections. Le FN trouve en fait des électeurs dans tous les milieux sociaux, il est vrai à des degrés inégaux il est vrai, mais il s’agit donc d’un électorat interclassiste.

Pour en revenir à l’électorat populaire, depuis les années 1980 il est clair qu’il y a eu une rupture avec la gauche : ce qu’on appelait le « peuple de gauche » s’est senti trahi par ce qu’a fait la gauche au pouvoir, à savoir des politiques de plus en plus indiscernables de celles de la droite. Comme dans le même temps le mouvement syndical a été très affaibli et désorienté par l’offensive néolibérale, que certaines organisations – notamment la CFDT – ont abandonné la logique même du conflit de classe, la conscience de classe s’est profondément effritée.

En conséquence, pour un certain nombre d’anciens électeurs de la gauche mais surtout pour des jeunes appartenant aux classes populaires et devenant électeurs dans les années 1980, 1990, 2000 ou 2010, le clivage de classe qui structurait très fortement le champ politique jusqu’au début des années 1980 a été progressivement concurrencé voire remplacé par un clivage de type national/racial entre les prétendus « vrais » Français (européens, blancs, chrétiens) en opposition aux « autres » : immigrés et descendants d’immigrés non-européens (symbolisés notamment par la figure diabolisée du ou de la musulman·e)

C’est un processus qui n’est pas achevé. Toutes les conditions sont-elles en place pour que le fascisme puisse émerger ?

Ugo Palheta. On ne peut pas dire que le clivage national/racial a complètement supplanté le clivage de classe ni que le racisme triomphe sans résistance. D’abord les deux clivages coexistent dans le champ politique français, notamment parce qu’il y a eu un cycle de relance des luttes sociales en France notamment à partir du mouvement de l’hiver 1995, donc une résistance de classe, à un niveau beaucoup plus élevé qu’en Angleterre ou en Allemagne par exemple. Mais c’est aussi qu’émerge aussi depuis le milieu des années 2000 une forte résistance de la part de celles et ceux qui subissent le racisme structurel, sous des formes variées : révoltes dans les quartiers populaires, mobilisations contre les crimes policiers, luttes contre l’islamophobie, etc.

Vous estimez qu’il faut faire l’analyse des transformations des rapports de classes. Est-ce que le fascisme s’explique par le capitalisme, par ses failles, ses réussites ou ses échecs ?

Ugo Palheta. Comme disait le théoricien marxiste Max Horkeimer : « celui qui ne veut pas parler du capitalisme devrait se taire à propos du fascisme. » C’est juste et en même temps incomplet, notamment parce que le capitalisme ne produit pas partout et toujours le fascisme, même dans des situations de crise profonde. Le fascisme peut vaincre, non simplement en raison d’une crise économique mais quand s’effondre la confiance dans les institutions et les partis politiques dominants, quand se généralise une situation de crise idéologique, en somme quand apparaît ce que Gramsci appelait une crise d’hégémonie, c’est-à-dire une crise de la capacité des classes dominantes à obtenir le consentement actif des populations aux politiques menées et à l’ordre établi. C’est dans ce type de situation que certains secteurs de la classe dominante peuvent être tentés par la « solution » fasciste, surtout si une force d’extrême droite a pu émerger et conquérir une audience de masse. Le capitalisme porte donc en germe le fascisme pour beaucoup de raisons, mais il n’est pas fatal que sa crise débouche sur le fascisme : cela dépend au fond des luttes politiques et sociales.

Vous ne dédouanez pas la gauche, notamment sociale-démocrate. Quel rôle ses renoncements ont-ils joué ?

Ugo Palheta. Le PS en particulier a eu un rôle au moins aussi central que la droite dans la montée d’un danger fasciste en France. Il a donné en particulier le sentiment à la population qu’il n’y avait pas d’alternative, non seulement aux politiques néolibérales, mais aussi aux politiques anti-migratoires, sécuritaires, islamophobes, etc. Le discours « ni droite ni gauche » ou « la droite et la gauche c’est pareil » n’a de chances de séduire que si la gauche fait une politique de droite, ce qui n’a jamais été autant le cas qu’entre 2012 et 2017. Hollande, Valls et Macron, qui ont gouverné durant cette période, portent donc la responsabilité première dans la progression de l’extrême droite au cours de la dernière période.

Valls lors de son départ de l’Assemblée a été salué par le Premier ministre, c’est un symptôme de l’émergence de ce parti unique de l’extrême centre dont vous parlez ?

Ugo Palheta. C’est l’avènement de Macron qui en est le principal symptôme. Ce qui stabilisait la vie politique française depuis 30 ans, c’était l’alternance à peu près tranquille entre une droite décomplexée et le PS, converti de fait au capitalisme néolibéral. Cette alternance a été rendue impraticable parce que le PS a sombré et que la droite est en crise, notamment du fait des scandales qui ont touché ses principaux dirigeants (Sarkozy, Fillon, etc.). La situation était donc favorable à l’émergence d’une figure nouvelle mais il faut bien dire qu’il était sans doute plus confortable de donner tous les 5 ans l’illusion d’un changement de politique, alors que la même politique néolibérale, sécuritaire et xénophobe était pratiquée…

L’émergence d’un parti unique de la contre-réforme néolibérale amène à concentrer le feu critique sur ce qui apparaît comme une cible logique, évidente. Le problème qui va se poser à mesure que Macron sera de plus en plus impopulaire, c’est celui de l’alternative à Macron du point de vue des classes dominantes. À l’heure actuelle on ne voit pas émerger une telle alternative, ce qui est un élément qui favorise la montée du danger fasciste. Or la classe dominante n’a pas simplement besoin de la propriété privée des moyens de production ou du contrôle des appareils répressifs d’État ; elle a besoin de produire de l’hégémonie, donc de forces politiques capables d’apparaitre légitime aux yeux de la population.

Les classes dominantes se heurtent à un problème d’hégémonie ?

Ugo Palheta. Ce qui permet de bâtir une hégémonie solide et durable du point de vue capitaliste c’est de faire des concessions matérielles à des segments assez larges de la population pour qu’ils adhèrent à l’ordre existant, ou du moins qu’ils puissent se dire que la situation de leurs enfants sera meilleure que la leur. Or les classes dominantes ne font quasiment plus aucune concession. D’une certaine manière la crise du capitalisme est sans doute trop profonde pour que les actionnaires soient servis comme ils l’exigent et dans le même temps que soient faites des concessions substantielles à la majorité des salariés. On va jusqu’à prendre dans les poches des retraités, on s’attaque aux droits des chômeurs, les salaires réels des ouvriers et des employés baissent, etc. Donc oui il y a un déficit d’hégémonie du point de vue des classes dominantes.

Qu’est-ce qui peut sortir d’une telle situation ?

Ugo Palheta. Face à cette crise d’hégémonie, je ne vois guère pour faire vite que trois possibilités. Soit une stabilisation politique du système qui passerait par une nouvelle alliance de classe, donc des concessions aux salariés, mais aucun gouvernement ne fait ça depuis au moins 15 ans donc cela me paraît improbable. Soit la voie fasciste par la construction d’un « bloc blanc » qui unifie les couches sociales différentes, non pas sur la base des intérêts matériels des classes populaires, mais sur des bases nationalistes, xénophobes et racistes, donc contre des groupes constitués comme ennemis de l’intérieur. Soit l’émergence de ce que j’appelle un « bloc subalterne », qui unifie les classes populaires au sens large, au moins 70% des actifs (les ouvriers, les employés et celles et ceux qu’on classe comme « professions intermédiaires »), qui gagnent pour faire vite moins de 2000 euros par mois, qui représentent une grande majorité de la population française et qui partagent des intérêts matériels fondamentaux. Aujourd’hui ils sont très divisés, à la fois sur le plan politique et matériellement, entre ceux qui sont stables et ceux qui sont précaires, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui en sont privés, entre ceux qui subissent des discriminations racistes ou sexistes et ceux qui sont épargnés voire en bénéficient…

Ce que vous prônez c’est la reconstitution d’un clivage de classe ?

Ugo Palheta. Oui mais en précisant qu’un tel bloc subalterne ne pourra se construire en mettant sous le tapis les clivages internes aux classes populaires. L’unité de classe est un combat politique. Il faut et il faudra donc des luttes permettant d’unifier les classes populaires, et pas seulement sur des causes liées au travail mais aussi contre le racisme (discriminations, violences policières, islamophobie, etc.), aussi contre l’impérialisme (les guerres menées par la France en Afrique et au Moyen Orient, les armes vendues à des dictatures, etc.), aussi contre le sexisme (discriminations, violences faites aux femmes, etc.). Il faut et il faudra proposer en outre un projet qui combine effectivement une politique de classe, visant une rupture avec le néolibéralisme et plus profondément l’expropriation de la bourgeoisie, et une politique qui s’attaque sérieusement et activement au racisme structurel et à l’oppression des femmes.

Entretien réalisé par Grégory Marin

23 mars 2019, par NPA 49