Témoignage (suite) : du 10 au 13 mai 1968...

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Un ancien militant parisien du PCF en 1968 (aujourd’hui angevin au NPA !) poursuit son témoignage, cette fois sur les journées décisives du 10 et du 13 mai 1968, telle qu’un étudiant parisien, déjà critique sur la ligne du parti, a pu les vivre.

Mon 10 mai 68

Toute la semaine du 6 mai, le parti (le PCF dans notre jargon militant) a dénoncé les exactions et autres violences des « groupes gauchistes ». Nous, militants de l’UEC, étions donc dans l’expectative face aux manifestations quotidiennes de plus en plus suivies qui réclamaient la réouverture de la Sorbonne.

Puis, le jeudi 9 mai, au cours d’une assemblée générale de l’UEC Prépas (les militants des classes préparatoires aux Grandes Ecoles), tenue dans le sous-sol de la librairie Clarté, place Paul-Painlevé, un responsable nous conseilla d’aller à la manif du lendemain, mais, par prudence, sans apparaître en tant qu’UEC. Le vent était en train de tourner à la direction du PCF, qui voyait bien qu’il s’agissait d’un mouvement de masse montant. Or le PCF ne voulait pas se couper de la masse des étudiants, qui étaient d’ailleurs loin d’être tous affiliés aux organisations révolutionnaires, de quelque obédience qu’elles soient.

Le vendredi 10 mai, avec quelques camarades de l’UEC d’Henri IV, je rejoignis donc la nouvelle manifestation, qui cette fois partait de Denfert-Rochereau, au sud du Quartier latin. C’était vraiment impressionnant. J’avais déjà participé à de grandes manifestations de jeunes, organisées par le Mouvement de la Jeunesse Communiste, comme à l’automne 67, la mobilisation nationale à Paris contre la guerre du Vietnam, mais là l’ambiance était totalement différente.

Autant la manifestation des Jeunesses communistes était certes politique, mais très cadrée, très sage je dirais, autant ce soir-là, autour du Lion de Belfort, l’atmosphère ressemblait à une veillée d’armes. Nous étions en rangs serrés, au coude à coude, scandant et rescandant les slogans, puis parcourant à marche forcée l’itinéraire qui nous amenait à la rue Monge et au boulevard Saint-Germain.

J’ignorais le parcours exact, mais arrivés au carrefour des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, j’aperçus sur un banc un rouquin qui haranguait nos rangs très denses tout seul, assis sur un banc : Daniel Cohn-Bendit. Je ne me souviens pas exactement de ses paroles, mais il me semble qu’il disait que la présence de la police dans au Quartier latin était une provocation, et que nous devions y répondre. Ce n’était pas exactement le point de vue du PCF, et cette phrase m’interrogea sur le coup.

Je fus surpris quand nous tournâmes sur la gauche : nous remontions maintenant le boulevard Saint-Michel en direction de la place de la Sorbonne. La police était-elle partie ? Non, les cars de CRS en bloquaient toujours l’accès. Et puis tout s’arrêta. Nous n’avancions plus, le silence se fit, tout le monde s’interrogeait. Que faire maintenant ? La nuit commençait à tomber… Comme rien ne se passait, avec mon copain Jean, nous décidons de rentrer chez nous. J’avais d’ailleurs une réunion de cellule du PCF le soir même. J’y arrivais en retard, il y eut un point sur les « événements » du Quartier latin, quelques autres certainement qui ne m’ont visiblement pas marqué, et la réunion terminée je me suis précipité sur mon transistor. Europe 1 retransmettait en direct toutes les phases des discussions entre les initiateurs de la manif, qui durait toujours, et les autorités.

Des barricades de pavés s’élevaient maintenant tout autour de la Sorbonne, rue Gay-Lussac… Les reporters commentaient tout cela comme un match de foot, créant une véritable tension dramatique. Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit-là, un peu honteux d’avoir « déserté » dans un moment d’inspiration révolutionnaire.

Le lendemain matin, je me dépêche de monter au siège de ma section du parti. Nous nous retrouvons à quelques dizaines de militants dans la cour du local, débordant sur la rue. Au bout de quelques minutes, notre secrétaire d’arrondissement apparaît. Il a les consignes de la direction et monte sur un muret pour nous haranguer. La situation politique a changé, dit-il, il n’est plus question de dénoncer les « agitateurs gauchistes », mais d’exprimer notre solidarité avec les centaines d’étudiants victimes de la répression policières. Il nous propose donc de descendre en cortège jusqu’au commissariat du 20e arrondissement, où se trouvaient selon lui plusieurs dizaines d’étudiants arrêtés.

La veille, j’avais participé à une manifestation de plusieurs dizaines de milliers d’étudiants. Là, je me suis trouvé avec seulement quelques dizaines de militants ouvriers, et malgré notre faible effectif, nous avons défilé jusqu’au commissariat en criant « libérez nos camarades ! ». Ce n’était pas moins impressionnant, et ce n’était qu’un début…

Mon 13 mai

Le dimanche, j’ai diffusé l’appel à la grève générale lancé par absolument toutes les centrales syndicales et à la manif du lendemain, en même temps que la vente de l’Humanité-dimanche. C’est lundi, tout est en grève. Le rendez-vous de la manif est Gare de l’Est. Sur place, nous sommes littéralement serrés comme des harengs. Pendant de longues minutes, je ne me sens pas très bien, à la limite de l’étouffement, mais le cortège finit par s’ébranler, et la pression baisse alors. Il y a une foule considérable.

Symboliquement, nous traversons tout Paris, du Nord au Sud, par l’Ile de la Cité, nous parcourons le Quartier latin où plus un seul flic n’est visible (Pompidou a décidé de rouvrir la Sorbonne), et aboutissons au Lion de la place Denfert-Rochereau. Pour nous, c’est une revanche franche et massive sur la défaite de la « nuit des barricades ». Mais était-ce vraiment une défaite ?

En fait, la répression policière - une décision gouvernementale -, avec toutes ses prétendues « bavures », je dis prétendues car il s’agissait véritablement de faire peur et de dissuader de poursuivre les manifestations, a abouti à l’opposé du but recherché. La grève générale de solidarité, qui n’aurait pas eu cette ampleur sans la décision prise par le Bureau politique du PCF du samedi matin et le relais que lui a fourni la direction de la CGT, a créé les conditions de l’explosion d’une colère ouvrière plus ou moins contenue depuis des années. La classe ouvrière a en effet pris conscience de sa force, prise de conscience facilitée par le front syndical complet du 13 mai : la CGT pro-soviétique issue de la scission syndicale de 1948 aux côtés de son adversaire de l’époque, la Confédération Force ouvrière, elle-même fondée à cette date avec des fonds provenant de la CIA, la FEN laïque battant le pavé bras-dessus-bras-dessous avec l’ex-CFTC à direction catholique mais déchristianisée et devenue CFDT, etc., et même l’ouvrier communiste défilant avec des cadres de la CGC…Bien des verrous ont sauté - provisoirement - ces jours-là.

En tous les cas, il ressortait de cette journée comme une impression de puissance, de « force tranquille » comme dirait l’autre…

(à suivre)

Liens vers les épisodes du feuilleton !
-  Épisode n°4
-  Épisode n°3
-  Épisode n°2
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13 mai 2018, par NPA 49